[Nouvelle terminée] Lézards

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Nico du dème de Naxos
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[Nouvelle terminée] Lézards

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Message par Nico du dème de Naxos » 30 juin 2015, 22:27

Je vous propose aujourd'hui de découvrir le début d'une petite nouvelle (16.000 signes) sur laquelle je planche actuellement.

Elle est assez différente des nouvelles que j'ai écrites jusqu'à aujourd'hui pour Esteren, plus intimiste, moins tournée vers une intrigue que vers une atmosphère.

Il s'agit d'une nouvelle non-officielle, dans le sens qu'elle ne suit aucun processus éditorial (notamment les très longs cycles de relecture servant à donner de la cohérence entre les textes publiés et le reste de la gamme). Pour autant, elle s'appuie sur les éléments de l'univers qui ont été publiés jusqu'ici et l'ambiance qui s'en dégage devrait vous paraître assez familière.

Trêves de bavardages et place à :

Lézards

De mémoire d’homme, jamais le village n’avait connu si forte chaleur. Le soleil était une boule étincelante qui, dès l’aube, transformait le jour en une douloureuse incandescence. Les gorges étaient sèches. Les mains, les fronts, les dos, les aisselles et les fesses ruisselaient de sueur. Les esprits s’échauffaient vite et toutes les tensions quotidiennes s’exacerbaient sous la morgue impitoyable de l’orbe céleste.

Et puis, surtout, c’était à ce moment-là que tout avait commencé.

La chaleur, déjà accablante le premier jour, l’avait incité à faire un petit somme. Ô, juste une petite sieste, pas de quoi fouetter un boernac. Il reprendrait ensuite sa lente et indolente exploration du quotidien, entre regrets et impossibles rêves. Il s’était adossé contre la façade de sa masure, dont le toit en surplomb lui procurait tout juste assez d’ombre en ce début d’après-midi pour le couvrir comme une courtepointe trop petite. Ses vieux pieds le faisaient bien souffrir s’il marchait trop - et trop était une notion bien incertaine, ce qui le poussait à ne s’éloigner de sa maison qu’en de rares occasions. Mais à cet instant, baignant dans la lumière, il lui apparaissait comme deux appendices miraculeux, comme si des magientistes bienfaisants lui avaient accordé le droit de remplacer les parties défectueuses de son corps.

Il lézardait ainsi dans la chaleur qui allait s’intensifiant, protégé par le manteau d’ombres qui tombait du toit, perdu dans un temps entre veille et sommeil, quand un trait brun avait fusé devant lui. Cela l’avait fait sursauter et il avait alors recouvré tous ses sens, le cœur battant un peu trop fort. Méfiant, il avait surveillé les alentours figés dans la lumière éblouissante de la canicule. Tout lui semblait irréel. Frappées de plein fouet par la puissance du feu solaire, les choses semblaient sur le point de se désintégrer.

Mais le monde possédait une résistance insoupçonnée, refusant de céder à l’insistance forcenée avec lequel il était attaqué. Habitations et arbres vacillaient dans la lumière immaculée tandis que les rares silhouettes de villageois semblaient s’étrécir jusqu’à ressembler à d’étranges branches noircies.

L’ombre couvrait maintenant ses pieds et, enveloppé en son sein comme dans un linceul imbibé de sang, il soupirait d’aise, sachant que son vieil âge lui épargnerait de travailler par une telle température. Il ne s’inquiétait ni pour ses enfants, ni pour ses petits-enfants. D’ailleurs, il ne s’était jamais inquiété pour nul autre que lui. Le monde lui avait toujours paru étrange et il s’était toujours senti étranger à ce qui s’y tramait. Les malheurs et les bonheurs des uns et des autres parvenaient difficilement à le toucher. Il ne souhaitait pourtant de mal à personne. Non, c’était plutôt que tout lui était indifférent à part son propre confort. Quand il serait mort, les choses continueraient leur cours sans que jamais rien ne change. C’était ainsi, et il n’y avait pas de quoi s’en faire plus que ça.

Et c’est plongé dans cette indifférence qu’il avait de nouveau sursauté. Cette fois, la fulgurance brune s’était immobilisée et il l’avait vue avec une netteté parfaite. C’était un lézard commun, comme il en avait déjà observé par fortes chaleurs, mais cela faisait bien longtemps qu’un représentant de cette espèce ne s’était approché aussi près de lui. Le petit lacertilien le fixait de son œil rond et noir cerclé d’ambre, dans lequel ne se devinait aucune émotion. Comment une telle créature aurait-elle pu ressentir la moindre émotion. Cette pensée était absurde. Les bêtes réagissaient uniquement par instinct, cet agrégat d’automatismes qui leur avait permis de subsister jusqu’à aujourd’hui.

Pourtant, le lézard continuait de le fixer sans que sa paupière ne cille jamais. Lui le détaillait en retour, examinant le délicat jeu d’écailles qui composaient sa maigre armure. Il y en avait de toutes tailles, formes et couleurs, et elles se mêlaient, à partir de la base du cou, en des motifs complexes et intrigants. N’étaient-ce pas des lettres que les écailles les plus sombres dessinaient ? Il s’était mis à rire à cette idée, mais le lézard n’avait pas esquissé le moindre mouvement de fuite. Il tendait toujours la tête vers lui, comme essayant de lui transmettre un message muet, le soleil étincelant sur sa mosaïque dorsale. Le plus minutieux des artisans humains serait-il parvenu à égaler cette parure offerte par la nature ? Il était fort probable que non. L’homme serait toujours condamné à l’imiter, puisant son inspiration dans l’infinie variété des choses et des êtres qui lui préexistaient.

Un nuage solitaire avait masqué quelque temps le soleil et le lézard s’en était allé.
La nuit, allongé sur sa paillasse inconfortable, il revoyait les yeux luisants du lézard. Deux billes d’ébène vitrifiées qui se détachaient dans la pénombre de son demi-rêve.

Le lendemain, la chaleur s’était glissée sous le pas de sa porte dès avant l’aube. En vérité, elle n’avait qu’à peine diminué avec la nuit et il avait soif. Il s’était levé sans hâte pour aller se verser de l’eau tiède depuis le pichet qui trônait sur la table de l’unique pièce de la masure. Il avait avalé à lentes goulées sans prendre aucun plaisir. Mais, au moins, l’impression d’avoir de la poussière au fond de la gorge avait disparu.

Le deuxième jour avait été le digne successeur du précédent. Une succession de souffles brûlants dont il s’était abrité consciencieusement comme la veille. Ce jour-là, il n’avait pas revu le lézard.

Mais, le troisième jour, il l’avait aperçu dès l’aube, comme guettant sur le pas de sa porte. Il n’avait pas été surpris de le trouver là, sa présence discrète parfaitement naturelle. Le minuscule saurien semblait l’observer, impassible, ses écailles ternies par l’ombre qui l’enveloppait. Les billes obscures de ses yeux luisaient dans leur cercle d’ambre, son long visage de serpent aussi rusé que celui d’une vieille femme.

Le lézard lui rappelait sa défunte épouse. Il retrouvait un peu de son mutisme éloquent dans ce qu’il interprétait comme un sourire destiné à éprouver sa patience. Combien de fois ne s’était-elle assise sur la chaise branlante, pour lors rangée sous la table de la cuisine, le regardant sans mot dire, les yeux indéchiffrables, le visage tel un masque de cire ? Sa femme aimait le dévisager pendant des moments interminables, espérant le faire plier sous le poids de reproches informulés. Mais il ne cédait pas et demeurait immobile, le regard perdu dans le vague, les pensées errant à la recherche d’une idée à laquelle s’accrocher.

Il ne savait pas pourquoi, mais sa femme lui en voulait. Sans doute l’avait-elle imaginé autrement que ce qu’il était. Elle avait déduit de ses attitudes ou de certains de ses mots des vérités qui n’étaient que le prolongement de ses désirs à elle. Aussi n’avait-elle pas supporté quand ses actes et ses paroles s’étaient révélés différents de ceux qu’elle attendait de l’être qu’elle avait façonné dans le secret de son esprit.

« Bah, les femmes, allez les comprendre ! » dit-il de sa voix éraillée à l’intention du lézard, soulignant ses paroles d’un ample geste du bras.

Ce dernier continuait de le fixer, son immobilisme comme une approbation muette.

Encouragé par cet auditeur attentif, il se remit à parler : « Tu sais, il y a longtemps que je ne crois plus aux hommes, ni aux femmes d’ailleurs ! Bah, ils ne cessent de raconter des âneries à longueur de journée, histoire de passer le temps jusqu’à ce que mort s’en vienne. Ils s’inventent des contes à dormir debout qui parlent de choses terrifiantes blotties dans les profondeurs des forêts et les entrailles de la terre. La vérité, c’est qu’on a tous peur autant qu’on est de crever, car on sait qu’à la fin du chemin, il n’y a que de la poussière, des vers et des os. Des putains d’os dont la vermine s’arrache les chairs dès qu’on a cessé de respirer.
Bein oui, c’est ça qui fait froid dans le dos mon petit ami. Alors on préfère s’inventer des monstres pour craindre autre chose que la fin misérable qui nous guette. C’est comme ça. Moi, les feondas, je les ai jamais vus, ni de près, ni de loin. Ceux qui prétendent le contraire sont soit des menteurs, soit des sots effrayés par leur ombre. Et des crétins, je peux te dire que ça court les chemins et que ça s’entasse dans les maisons. Y’en a partout autour de moi, qui s’agitent pour un rien ; et ils se croient malins en plus !
»

Il se mit à rire, un petit trille aigrelet pareil à celui d’une mouette. Son rire se perdit dans une toux rauque qui le fit jurer. Il se dirigea vers la table et se versa un peu d’eau tiède dans sa timbale de cuivre. Il l’avala sans plaisir et eut envie de la cracher.

Maudite canicule ! Il était si fatigué. Il dormait à peine quelques heures, son corps moite incapable de trouver le repos, remuant dans son lit à la recherche de la position qui lui permettrait de retrouver le sommeil. Ses yeux grands ouverts se perdaient dans les épaisses ténèbres, incapables de rien distinguer d’autre que les fantasmagories nées de son esprit fiévreux. La nuit était terriblement longue, ainsi baignée de cette chaleur qui refusait de diminuer.

Pas le moindre souffle de vent pour le soulager. Seulement cette sensation d’étouffer et de ruisseler sans cesse. L’obscurité se changeait en linceul suffoquant qui l’empêchait quasiment de respirer par moment. Il était parfois pris de quintes de toux qui semblaient vouloir durer toujours avant de cesser comme par miracle.

Le puits et la citerne étaient encore loin d’être taris, mais l’ansailéir avait déjà commencé à donner ses ordres pour éviter de gaspiller l’eau. C’est pourquoi il buvait seulement quelques gorgées presque chaudes durant la nuit, histoire de ne pas manquer d’eau pendant la journée.

On venait lui porter de l’eau, des baies, des fruits secs et un peu de viande ou de poisson chaque nuit. C’était moins pénible de se déplacer une fois que le soleil avait fini d’harasser le village.

Il laissait sa porte ouverte sans crainte et une ombre venait lui porter en silence de quoi se sustenter et se désaltérer. L’ombre avançait doucement, pour ne pas le réveiller, la lueur argentine de la lune la nimbant dans son halo spectral. Elle déposait les mets sur la table avec une tendre délicatesse et versait de l’eau tout juste tiède dans le pichet en grès.

Une femme. Sa fille. Forcément, elle s’inquiétait pour son vieux père. Elle s’approchait ensuite du lit et il fermait les yeux, faisant semblant de dormir. Il goûtait le baiser humide du linge imprégné d’eau qu’elle posait sur son front et ses tempes. L’illusion de fraîcheur durait un bref instant, aussi fragile que le sourire qu’il devinait aux lèvres de sa fille. Puis il sentait plus qu’il ne voyait la pâle silhouette de sa fille se lever et quitter la maison, refermant sans bruit la porte derrière elle.

Lorsqu’il émergea de ses pensées, la première chose qu’il vit fut le lézard qui l’observait avec curiosité. Il se tenait tout près de lui, sa langue bifide fouaillant l’air brûlant, quêtant peut-être une improbable pluie. Ses yeux de micas scintillaient d’un éclat tranchant, sans jamais ciller.

De cette distance, il pouvait détailler les écailles brunes et vert d’eau qui protégeaient sa tête, telles les plaques d’une armure. L’idée étrange de la créature se scindant en autant de morceaux qu’elle comptait d’écailles le traversa. C’était sans doute à cause de la queue, qui, même arrachée, repoussait. Un phénomène fascinant, qui donnait l’impression d’une créature dont il était facile d’ôter une partie sans que cela ait de conséquence pour le tout.

Ils se regardèrent longuement et le lézard finit par partir au moment où les feux carnassiers du soleil commencèrent à perdre de leur vigueur.

Cette nuit-là, il rêva que le lézard s’approchait de son lit et que sa langue bifide s’agitait près de sa tempe. Etait-ce la façon qu’avait le petit lacertilien de s’exprimer ? Profitait-il du couvert des songes pour tenter de communiquer avec lui ?

Lorsqu’il se réveilla, un mal de crâne épouvantable l’élançait. Il se leva difficilement et but à même le pichet avec avidité. Il manqua recracher l’eau presque chaude mais se força à l’avaler. Presque aussitôt, la tête lui tourna et il se retint au bord de la table pour ne pas tomber. Une sensation de nausée le submergea et il sentit le début d’un spasme. Il ferma les yeux et respira profondément. Il ne vomit pas mais un goût acre piquait sa gorge. Il inspira une goulée d’air qui lui fit l’effet d’aspirer de la poussière et se laissa retomber mollement sur le sol.

Des points noirs dansaient, flottaient, tâches mouvantes dans la pénombre étouffante. Il ne se sentait vraiment pas bien. Peut-être était-il tombé malade ? La maudite chaleur s’était installée sur le village et elle semblait s’y plaire la garce, une fille de joie se trémoussant sur la gloire virile d’un robuste gaillard. Elle poissait chaque centimètre de sa peau, rendait sa respiration difficile, lui donnait les jambes lourdes, pesait sur son crâne… Elle était une nuée de maux à elle seule.

Il s’allongea à même le sol, incapable de se redresser pour regagner son lit. Les minutes s’égrenèrent, lourdes, des bruits lointains parvenant jusqu’à lui sans qu’il réussisse à les identifier. Les oiseaux s’étaient tus, mais les insectes stridulaient, jouant leur agaçant concert sans répit. Il perçut un mouvement furtif, sans doute une illusion visuelle. Rien ne bougeait, et même ses pensées peinaient à se déployer. Il faisait chaud, si chaud. C’était insupportable et en même temps il n’y avait rien à faire pour s’extirper de cette gangue brûlante.

Le temps était devenu fou, une colère soudaine qu’il espérait brève. Avaient-ils fait quelque chose de mal ? Avaient-ils sans le savoir irrité quelque puissance obscure ? Certains devaient le penser. Mais c’étaient des foutaises. Les choses étaient comme elles étaient parce que c’était ainsi qu’était le monde : imprévisible et peu amène pour les hommes. Il ne croyait pas aux C’maohgs et aux oghams des demorthèn. Un bel exercice de persuasion, sans doute, mais rien de plus, un peu d’espoir jeté aux crédules qui n’attendaient que ça pour se convaincre qu’ils n’étaient pas seuls sur la péninsule.

Sans parler du Temple et de ses miracles et là, il était bien d’accord avec le demorthèn pour dire qu’il s’agissait d’imbécilités professées par des prosélytes. Un Dieu Unique ! Et puis quoi encore ; ah oui, des démons des limbes ! On ne savait plus quoi inventer pour attirer les gens. Le plus curieux était de constater avec quelle facilité, grâce à leurs discours délirants, ils parvenaient à emporter la conviction de leurs auditeurs. On vous faisait craindre des ombres mais pas l’assiette vide du soir ! C’était quelque chose qu’il ne parvenait pas à comprendre.

Sa façon de voir les choses, qui lui paraissait naturelle et très simple, l’avait fait passer au mieux pour un excentrique, au pire pour un fou. Mais comme il avait été un artisan de talent, dont la vente des produits rapportait beaucoup de daols au village, on ne lui avait jamais vraiment cherché querelle. Et maintenant qu’il était trop vieux pour travailler, on le laissait tranquille car on jugeait qu’il ne pouvait pas faire grand mal. Seule sa fille venait passer un peu de temps avec lui quand elle le pouvait. Il ne savait pas si elle l’aimait, mais au moins elle se souciait suffisamment de son sort pour s’occuper de lui et lui prodiguer des attentions comme celles de cette nuit.

Et lui, l’aimait-il ? L’amour était un bien grand mot, et il n’aurait su dire ce qu’il signifiait. Mais, pour autant, les visites de sa fille lui faisaient plaisir et il était content de savoir qu’elle se portait bien et qu’elle était heureuse dans son ménage. Depuis le début de la canicule, elle ne venait plus que de nuit, ce qu’il comprenait. Traverser le village par cette chaleur accablante devait être un vrai supplice et mieux valait qu’elle reste à l’ombre durant la journée.

Plongé dans ses pensées, il n’avait pas vu les lézards arriver. Ils étaient trois. Trois spécimens absolument identiques, qui le fixaient de leurs visages rusés de serpents.
Dernière modification par Nico du dème de Naxos le 24 juil. 2015, 18:40, modifié 2 fois.
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Re: [WIP - Nouvelle] Lézards

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Message par Songe » 30 juin 2015, 22:47

Trés joli texte, belle ambiance (j'aime assez ce style de "l'air de ne pas y toucher")

Et sinon, gros scoop !

Je le savais, que les C'maoghs, c'était les écailles d'un Smaug aegerwynien !

:mrgreen:

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Nico du dème de Naxos
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Message par Nico du dème de Naxos » 01 juil. 2015, 10:43

Merci de ton retour Songe ! :D

Je vais essayer de proposer la suite et la fin de récit assez vite.

La nouvelle qui m'a inspiré ce texte est la célébrissime "La chute de la maison Usher" d'EA Poe. Sans prétendre faire aussi bien, j'espère que le récit réussira à faire passer un peu de ce que Freud appelait "l'inquiétante étrangeté".
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Message par Fafi06 » 01 juil. 2015, 12:19

Ahh Ouf, y'aura une suite... :mrgreen:

J'étais mort d'inquiétude pour ces pauvres lézards :twisted:

Sinon, mais juste pour la forme hein... J'aime beaucoup ;)

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Message par Songe » 01 juil. 2015, 16:18

Un truc sur la première phrase. Et d'ailleurs sur le style premier paragraphe.
C'est un peu délicat parce qu'on ne se connait pas et que l'écrit ne facilite pas les choses. Donc, avec toutes les précautions et la bienveillance requises, juste une critique.

"Jamais le village n'avait connu si forte chaleur." me paraît, par exemple, une entrée plus forte que "De mémoire d'homme, jamais le village n'avait connu si forte chaleur."

Dans ce paragraphe, et c'est souvent le cas pour le début d'un récit, je pense que tu peux en mettre moins. Et être ainsi plus efficace.

Voilà, je veux pas passer pour l'emmerdeur de service, donc j'arrête là. Mais le récit ne perd pas en impact si tu en mets parfois moins. "L'étranger" (parce que l'indifférence de ton vieux, très bien écrit, m'a un peu fait penser à ce roman) est un personnage suffisamment fort, pour tenir l'ensemble...

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Message par Nico du dème de Naxos » 01 juil. 2015, 21:13

Y'a pas d'lézards, Songe :)

Je partage tout à faits tes propos. Etant chargé de communication dans ma vie de tous les jours, ce sont des principes que j'applique au quotidien.

Poe et Lovecraft, pour ne citer qu'eux, ont beaucoup travaillé les premières phrases de certaines de leurs nouvelles pour happer derechef le lecteur dans le récit. Des phrases coups de poings, surprenantes, qui appellent à dévorer les lignes qui suivent pour tenter de comprendre ce qu'elles impliquent réellement.

Parfois, ces premières phrases sont ce qu'il y a de plus réussi dans la nouvelle et la suite s'avère décevante. Polir une phrase à fond, l'aiguiser de sorte qu'elle blesse la curiosité, l'attiser de manière à en faire l'étincelle destinée à allumer le baril de poudre à venir, c'est une chose. Mais faire en sorte que le récit, tant dans sa construction que son style, soit à la hauteur, c'est autrement plus dur à faire. Le choc initial doit se répercuter intégralement jusqu'à ce que la vitre se fende, vibrer tout au long de l'histoire, sinon, l'effet retombe et l'intérêt du lecteur aussi.

Mais il est clair que, comme toujours, une fois Lézards terminé, je le reprendrai pour retailler toutes les imperfections, dont, sans doute, ce premier paragraphe.

Merci pour tes commentaires critiques constructifs.

Pour finir, je citerai la phrase de Beaumarchais : "Sans la liberté de blâmer il n'est pas d'éloge flatteur ".
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Message par Nico du dème de Naxos » 07 juil. 2015, 20:50

La canicule ne m'a pas permis de poursuivre mon travail sur cette nouvelle ces derniers jours, mais je reprends ce soir avec pour objectif de terminer la semaine prochaine.

A bientôt ! :D
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Message par Nico du dème de Naxos » 07 juil. 2015, 22:19

Comme promis la suite :

Plongé dans ses pensées, il n’avait pas vu les lézards arriver. Ils étaient trois. Trois spécimens absolument identiques, qui le fixaient de leurs visages rusés de serpents. Leurs longs corps écailleux enveloppés dans la pénombre paraissaient trois sculptures modelées dans de la glaise séchée.

Ce n’était pas la première fois qu’il voyait autant de ces créatures, mais leur alignement presque parfait était en revanche un phénomène unique. Il eut envie de rire, imaginant les lacertiliens casqués et portant de petites piques dans leurs longs doigts crochus. Oui, c’était ça, en vérité, ils avaient plutôt l’air sérieux de soldats rompus aux douleurs de la guerre, leurs faces intrigantes et sévères incapables du moindre trait d’humour. Et pourquoi pas après tout ? Ces minuscules reptiles étaient certainement capables de se jeter les uns sur les autres ou sur une proie plus grosse pour tenter de la déchirer de leurs petites dents.

Pour lors, ils semblaient paisibles, presque endormis dans les ombres, seuls leurs yeux entourés d’un cercle mordoré luisant d’un éclat minéral. Leur présence était curieusement apaisante, contrairement à celle de la plupart des individus, qui se croyaient toujours obligés de parler alors qu’ils n’avaient rien à dire. Au bout d’un moment il se mit à admirer leur patience tranquille et même à les envier.

Les lézards se contentaient de l’instant présent, sans avoir besoin de réfléchir à ce qui les attendrait le soir ou le lendemain. Les hommes ne savaient pas faire ça. Ils se jetaient toujours à corps perdu dans l’action, ne voyant pas plus loin que le bout de leur nez. Certes, il existait bien quelques individus paresseux qui tentaient de se soustraire à la vaine agitation du monde, mais ceux-là ne réussissaient pas longtemps dans leur tentative de s’affranchir des corvées que les autres semblaient s’infliger avec bonheur. A part peut-être les nobles dans les lointaines cités qu’il n’avait jamais vues…

On racontait que certains de ces derniers pouvaient ne rien faire à longueur de journée, entretenus par les richesses accumulées depuis des générations. Ces récits lui paraissaient suspects : il s’agissait sûrement de racontars ayant pour seule fin de pouvoir faire l’intéressant devant les crédules.

Enfin, qui pouvait prétendre savoir ces choses-là ? Il soupira bruyamment et son attention revint aux trois lézards. Il lui sembla qu’ils avaient bougé. Ils n’étaient plus qu’à quelques centimètres de son visage posé sur le sol. Leurs yeux, vives billes d’ébène, ruisselaient de lueurs malignes qui coulaient le long de leur faciès vipérins. Leur indifférence n’avait-elle été que feinte ? Etaient-ils plus qu’ils ne semblaient ?

Il tressaillit et comme une ombre passa dans un ciel qu’il ne pouvait pourtant pas voir. Les lézards avaient disparu et il se sentit soudain très las. Le changement avait été si soudain qu’il en éprouva une douleur presque physique. Pourquoi ces trois petites bêtes inoffensives lui étaient-elles soudain apparues inquiétantes ? Il ne se l’expliquait pas vraiment, mettant ça sur le compte de la canicule qui lui embrouillait les pensées.

Il tenta de se relever mais il ne parvint même pas à décoller sa joue de la latte de bois contre laquelle elle s’écrasait depuis plusieurs heures. Le moindre effort lui semblait un exploit impossible. Il se résigna à demeurer tel un mort abandonné à terre, s’abandonnant à des pensées sans cohérence. La chaleur était toujours aussi étouffante malgré le déclin de la lumière au dehors, qu’il percevait par le mince jour sous la porte. Impossible d’avoir une idée claire dans ces circonstances. Il décida de se laisser le temps et s’abandonna à un état de demi-veille. Il percevait des ombres mouvantes, parfois minuscules, parfois gigantesques, leur lent ballet occupant le passage des heures.

Lorsque la nuit fut tombée, il se réveilla. Sa fille était penchée au-dessus de lui, un homme à ses côtés, son mari sans aucun doute. Il ne la voyait pas, mais il pouvait entendre ses sanglots légers, qu’elle essayait visiblement de refouler.

Allons, ne t’en fais-pas chérie. Ton père est robuste. Il en a vu d’autres.

Mais tu as vu comme il respire difficilement ! Si cette canicule ne se termine pas rapidement, il ne va pas pouvoir tenir encore bien longtemps.

Il se trouvait dans son lit, allongé sur sa paillasse, les yeux regardant vers le haut, à moins qu’ils ne fussent restés fermés et qu’il imaginât les formes de sa fille et de son gendre d’après leurs voix. Une sensation de fraîcheur lui ceignait le front, telle une couronne miraculeuse chassant les effluves incandescents. Il se sentait bien, habité d’une quiétude profonde qui le faisait considérer les problèmes du monde comme des faits sans importance. Il aurait voulu rassurer sa fille, mais au lieu de parler il se mit à tousser, provoquant derechef un regain d’inquiétude de sa part.

Donne-lui un peu d’eau. Il faut qu’il boive. Regarde ses lèvres comme elles sont desséchées ! La voix de son enfant était pleine de larmes, pleine d’une eau rare et précieuse qu’elle aurait dû garder pour elle, mais qu’elle ne pouvait contenir.

Il but le breuvage infâme qu’était devenue l’eau du puits, ou du moins en était-il persuadé avant de sentir un liquide presque frais dans sa gorge. Sans doute sa fille venait-elle de le tirer des profondeurs du puits, des entrailles glacées du sol. Ce fut comme une guérison instantanée, un apaisement complet et soudain. Il but encore quelques gorgées et plongea dans des ténèbres salvatrices.
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Re: [WIP - Nouvelle] Lézards

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Message par Nico du dème de Naxos » 15 juil. 2015, 21:56

La suite :

Il se trouvait toujours dans les ténèbres, mais celles-ci étaient soudain parcourues par une agitation invisible. Quelque chose bougeait dans l’obscurité, totalement indiscernable. Le mouvement ne cessait pas, il était comme un nuage poussé par un vent puissant, ou plutôt un akène balloté par un souffle capricieux. Le centre de cette agitation - lui - était totalement immobile, privé de force, incapable de rien d’autre à part ressentir le trouble qui secouait les ténèbres. Le monde sans consistance autour de lui paraissait ivre, titubant tel un géant maladroit. Il était la seule chose qui ne fût pas en mouvement, résistant avec entêtement à la folie ambiante.

Tout trembla, plusieurs fois, et il tomba, se renversa, se retrouva la tête en bas, au-dessus d’un abîme vertigineux qu’il ne pouvait que deviner. Tout son être était attiré avec une force terrifiante vers les profondeurs. Des échos remontaient des entrailles du monde, des fragments de voix étranges, syncopées, qui venaient mourir à l’orée de sa conscience. Des mots ? De simples sons sans signification ? Les bruits qui s’élevaient avaient perdu leurs contours, il ne parvenait pas à les saisir, ils lui échappaient avec une facilité déconcertante, des balles glissant d’entre ses mains pour retourner sans cesse à terre.

Un éclair, douloureux éclat de jour, déchira l’épaisse nuit qui le hantait. Ce lui fut comme un coup porté à la tête et il vacilla, clignant misérablement des yeux.

Il se trouvait toujours dans son lit, baignant dans une somnolence bienfaitrice contre laquelle venait cogner la chaleur par vagues. La porte de sa maison était ouverte et c’était l’embrasement monstrueux du dehors qui l’avait violemment extrait du demi-rêve dans lequel il avait tenté de s’engloutir. Six faciès curieux le lorgnaient depuis le pas de la porte, six minuscules lézards caparaçonnés dans leurs mosaïques ruisselantes de lumière.

C’étaient eux qui avaient ouvert la porte ! Bien sûr que non, mon vieux ! Mais qu’est-ce que tu racontes là ! Des lézards qui ouvrent une porte ! Allons, il est temps d’arrêter de divaguer. La porte a dû être mal fermée, le vent l’a ouvert et ils se sont introduits dans la maison. Mais cette porte est toujours bien fermée d’habitude. Elle ne s’ouvre jamais seule ! Et si c’étaient bien ces petites bêtes qui avaient provoqué ça ! Elles ont l’air de ne faire attention à rien, de n’être même pas vraiment là, mais en vérité, elles sont là parce qu’elles le veulent. Oui, elles ont eu l’intention de venir !

Mais pourquoi ? Que veulent-elles ? Elles me fixent de leurs yeux bizarres, sans émotion, mais elles ne bougent pas. Comme des feuilles ou des morceaux bois évoquant des petits animaux, abandonnés là par hasard. Mais elles sont six aujourd’hui. Hier, elles étaient trois et la veille et l’avant-veille il n’y en avait qu’une. Pourquoi sont-elles maintenant plus nombreuses ? Elles préparent sûrement quelque chose. Mais bien sûr : elles se rassemblent en vue d’un évènement à venir. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais elles attendent, elles sont patientes, elles ne sont pas pressées.

Quelque part, je suis comme elle. Je ne fais plus qu’attendre. Je suis trop fatigué pour bouger. J’ai soif, je transpire, je suffoque. Je tousse. La gorge me brûle.

Il y a une grande ombre au sein de la lumière. On dirait un gigantesque lézard. Mais ce ne sont que des phosphènes, une constellation de tâches rémanentes pas plus réelle qu’une prophétie mensongère. Le grand lézard disparaît vite si même il a jamais été là ? Les petits, eux, sont toujours là. Comme pétrifiés. Des statues empruntant l’apparence de la vie. Mais leurs prunelles luisent de ce même éclat minéral qui rappelle le micas ou l’obsidienne. Et cet éclat porte en lui une intention, une volonté que je ne parviens pas à déchiffrer.

Le mystère demeure entier tandis que les ténèbres le happent. Le vieil homme replonge dans son sommeil, ses pensées fiévreuses enfin au repos.
"La masse ténébreuse du Boischandelles se dressait contre l’horizon tel un mur de nuit. Derrière lui, les moutonnements sombres des collines se mêlaient aux vallées envahies par l’ombre." (La Vieille Tour)

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Nico du dème de Naxos
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Re: [WIP - Nouvelle] Lézards

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Message par Nico du dème de Naxos » 16 juil. 2015, 22:34

La suite :

Durant la nuit, une ombre inquiète se penche sur lui et lui fait boire tant bien que mal un peu d’eau. Si la canicule continue, cela ne suffira pas. Elle le sait. Les C’maoghs ne répondent pas aux suppliques du demorthèn, pas plus qu’aux oghams, dont ce dernier ne cesse pendant des heures de suivre inlassablement le tracé du doigt. Les esprits demeurent silencieux, à l’abri de leurs demeures secrètes, sourds au malheur qui s’abat sur les hommes. Indifférents à leur sort. Et s’ils n’existaient pas ? Le doute l’assaille soudain. Son père a toujours dit qu’il ne croyait pas aux esprits et aux démons des limbes, pas plus qu’aux prétendus pouvoirs des tarishs ou aux feondas. Peut-être a-t-il raison ? Peut-être le demorthèn fait-il comme un père avec ses enfants, leur racontant des histoires pour les rassurer tout en sachant qu’elles sont fausses.

Il est bien tard, se dit-elle. Je vais rentrer et oublier ces mauvaises pensées. C’est cette maudite canicule qui me fait perdre la raison.

L’ombre attentionnée se glisse dans la nuit tandis que le vieil homme s’agite dans sa tentative de sommeil qui le laisse totalement épuisé au matin.

La lumière est si vive qu’elle éventre la terre, découpe le tronc des arbres, brise le miroir d’une eau devenue solide. Le fracas est terrifiant. Le monde résonne de bruits sourds et de grondements. Des tours gigantesques s’abattent contre le sol et des voix caverneuses rugissent des malédictions antiques. Il semblerait que Saoghal Dheir soit arrivé.

C’est la fin, peine-t-il à penser, éreinté, un mort en sursis. Le cataclysme qui va donner naissance à Saoghal Glas, la terre des cendres, est en train de se produire. Des forces sans limite déchirent Tri-Kazel. La péninsule agonise sous le regard des petits lacertiliens.
Car ils sont là, les lézards, les billes glaciales de leurs yeux aux aguets braquées sur lui. Leurs langues bifides sondent l’air enflammé avec ce qui paraît de la délectation. Des charognards qui se repaissent de l’agonie du monde. Ils rient ! Ils rient comme des bébés, comme des petits enfants ! Des gloussements qui se muent en stridences épouvantables. Il a l’impression que ses tympans vont éclater. Des éclats de verre par millier, qui gémissent pressés les uns contre les autres. Ses dents ne vont pas résister.
Du sang coule de la commissure de ses lèvres et les lézards s’approchent, leurs petites pattes s’agitent en tous sens. Ils frétillent en avançant, rendus fous par la sève rougeâtre qu’il perd. Ils grimpent sur le lit, sur lui, s’approchent de son visage, leurs langues dardées, impatientes de goûter au sang. Ils lapent la vie qui sourd de lui telle une source jaillit des profondeurs de son corps. Et ils rient, ils rient !!

Il se redresse en sursaut. Assis sur sa paillasse, les yeux chassieux qui peinent à s’ouvrir, il contemple la pénombre qui règne dans la pièce. Aucune trace des lézards. Il ne saigne pas non plus. Rien de plus qu’un cauchemar. Il s’abandonne au soulagement. Une vilaine toux termine sa profonde expiration et il a l’impression d’étouffer. La toux passe et il retombe de tout son poids de vieil arbre creux sur sa paillasse. Le moindre effort est devenu un exploit et il a passé l’âge d’en commettre.

La sueur sur son visage qui lui dégoutte dans les yeux, c’est le sang de son rêve, il en est certain. Et les lézards, il a fantasmé leur présence. Ils sont très certainement comme lui, écrasés par la chaleur, cherchant à échapper aux morsures de l’astre solaire. Leur absence le frappe comme l’évidence de son hallucination. Les lacertiliens sont terrés sous leurs toits de pierre et ils ne sortiront pas avant que la chaleur décroisse. Il n’y a ici qu’un mourant aux lèvres desséchées.

Mais le problème, c’est que ce mourant est encore plein de vie, d’une vie dont il ne veut plus vraiment mais qui s’accroche pourtant à lui. Ça, c’est un vrai mystère.

Les heures sont comme l’eau figée d’une clepsydre, des gouttes tombant à une lenteur infinie, dont il parvient à distinguer la moindre aspérité. Le temps souffre de la chaleur, il ne parvient plus à s’écouler normalement. Et c’est un vrai calvaire que de subir des minutes à l’allure d’éternité. Parfois, alors qu’il est plongé dans ses rêveries, il s’endort sans s’en rendre compte, pour se réveiller au cœur d’une autre fantasmagorie. La canicule a aboli les frontières de la réalité pour le plonger dans un entre-deux où ses sens peinent à sonder ce qui s’offre à eux.

Et pourtant, cette sensation d’irréalité est soudain désintégrée par un souffle frais, par ce qu’il prend pour un nouveau mirage. Au loin gronde la voix du tonnerre et des lumières violentes déchirent les cieux, éclaboussant sous le pas de sa porte. Les doigts fins de la pluie tambourinent avec alacrité sur les pans de la toiture, puis redoublent d’allégresse avant de se changer en torrent tonitruant.

Une silhouette encapuchonnée se hâte par la porte qu’elle ouvre et referme dans un même élan, laissant passer un air enfin libéré de ses bouffées brûlantes. Elle lui place aussitôt l’embout d’une outre de cuir entre les lèvres et presse son ventre bedonnant, faisant jaillir une bénédiction claire et fraîche dans sa gorge. Il avale trop goulûment, manque s’étrangler, reprend son souffle et continue de boire avec avidité.

Sa fille lui arrache soudain la manne. Tu vas te rendre malade si tu bois trop et trop vite ! Le soulagement dépasse le reproche dans sa voix.

Ainsi la canicule est emportée par la furie des cieux. Et si finalement le demorthèn avait raison ? Si ses prières avaient été entendues par les C’maoghs ? Bah, je n’ai pas encore retrouvé toute ma lucidité, c’est certain. Malgré le déchaînement des éléments, il se sent envahi par un profond calme et le sommeil l’emporte entre ses lourds replis.
"La masse ténébreuse du Boischandelles se dressait contre l’horizon tel un mur de nuit. Derrière lui, les moutonnements sombres des collines se mêlaient aux vallées envahies par l’ombre." (La Vieille Tour)

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